Pédagogie jésuite

Coordination des colleges jesuites

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La pédagogie Ignatienne

Le qualitatif « ignatien » véhicule dans l’esprit de beaucoup, une démarche mystérieuse. Il s’agit en fait d’une démarche bien concrète, simple et praticable par tous.

Ignace de Loyola a une vision du monde qui le lui fait aimer. Rien ne se vit hors du monde. Pour lui, le monde est le lieu où l’homme puise ses richesses, où l’homme est appelé à poursuivre la création. Les caractéristiques de la pédagogie ignatienne viennent d’une réflexion sur cette vision du monde, en l’appliquant à l’éducation, en référence aux besoins des hommes et des femmes d’aujourd’hui.

Cette pédagogie prend le monde en compte, elle n’est pas à côté du monde. A partir de là, elle sonde la signification de la vie humaine et se soucie de la formation totale de l’individu. Son objectif est d’aider au développement le plus complet possible de tous les talents donnés à chaque personne.

Le succès de la pédagogie ignatienne ne se mesure pas d’abord en termes de succès scolaires ou de compétence technique des professeurs, mais bien plutôt en termes définissant la qualité d’être. Ainsi, le processus éducatif tien compte des étapes du développement propre à toute croissance intellectuelle, affective et spirituelle et il aide chacun à mûrir. Cela posé, la pédagogie ignatienne invite à un « davantage ». Ce mot « davantage » n’implique aucune comparaison avec d’autres, ni aucune manière de mesurer le progrès en fonction d’un niveau absolu. Il désigne bien plutôt le développement le plus complet des possibilités de chaque individu à chaque étape de la vie, uni au désir de poursuivre ce développement pendant toute la vie et à la volonté de mettre au service des autres les dons développés.

Chacun est invité à rechercher et atteindre des objectifs à un rythme adapté à ses possibilités propres ainsi qu’aux caractéristiques de sa personnalité.

La pédagogie ignatienne vise le développement de tout l’homme. Elle comprend une formation à des valeurs (respect, ouverture aux autres, partage de ses dons), à des attitudes et à la volonté. Elle inclut une relecture du vécu qui permet de prendre en compte sa propre expérience et d’en tirer profit. Cette réflexion sur les expériences personnelles est le point central de cette pédagogie. Chacun est ainsi conduit à accepter les dons personnels, à les développer, mais à accepter aussi les limites et à les dépasser autant que possible. Ce cheminement se fait tout au cours de la vie dans le cadre d’un accompagnement fraternel où la parole confiante, échangée en vérité, apporte beaucoup de lumière.

A l’ évidence, cette pédagogie ne s’adresse pas à une « élite ». Elle est accessible à tous ceux et celles qui désirent ouvrer avec rigueur et vigueur pour que l’homme soit vraiment homme.

Elle peut conduire certains à découvrir l’Homme-pour-les-autres par excellence en Jésus-Christ : à ceux-ci, son esprit et sa présence apparaissent alors de plus en plus être à l’origine de cette dynamique qui engendre l’action.

Denis DELOBRE s.j.

Les caractéristiques de la pédagogie ignatienne :

Ces rappels des points forts de la pédagogie ignatienne seront peut-être pour certains d’entre nous une découverte. Quoi qu’il en soit, il est bon de revenir aux origines.

Cette pédagogie – qui n’est pas la « panacée »- met en vigueur quelques vérités simples.

1 – Les jeunes qui sont les élèves d’une institution n’ont pas encore atteint leur pleine maturité ; aussi le processus éducatif tient compte des étapes du développement propre à toute croissance intellectuelle, affective et spirituelle et il aide chaque élève à mûrir progressivement. Ainsi, l’ensemble des études est centré sur la personne, bien plutôt que sur un programme à assurer. Ce qui signifie que l’enseignant ou tout membre de l’équipe éducative n’exerce pas seulement, uniquement sa tâche de professeur, de surveillant, de directeur des études, etc. Sa personnalité s’exprime au-delà et devient pour le jeune non pas un modèle -qu’il refuse- mais un témoin.

2 – La croissance en maturité et en autonomie qui sont des qualités indispensables pour une croissance en liberté dépend plus d’une participation active que d’un accueil passif. Des pas importants dans cette direction seront le travail personnel, les possibilités données à une découverte personnelle et à la créativité, une attitude de réflexion. En résumé : apprendre à apprendre.

3 – Des relations personnelles ou en groupe avec les élèves, aideront les adultes de la communauté éducative à être ouverts au changement, à continuer à apprendre ; ils seront plus efficaces dans leur travail. Ceci est particulièrement important aujourd’hui en raison des changements rapides de la culture et de la difficulté que nous pouvons rencontrer pour comprendre et interpréter correctement les pressions culturelles qui s’exercent sur les jeunes.

La pédagogie ignatienne :

La recherche de l’excellence au plan scolaire est normale, mais seulement si elle est située dans un contexte plus large d’une excellence humaine. Dans le langage d’Ignace de Loyola « excellence » signifie « davantage » Ô « magis ». Le mot « davantage » n’implique aucune comparaison avec d’autres, ni aucune manière de mesurer le progrès en fonction d’un niveau absolu. C’est bien plutôt le développement le plus complet des possibilités de chaque individu à chaque étape de la vie, uni au désir de poursuivre ce développement pendant toute la vie et à la volonté de mettre au service des autres ces dons une fois développés. Le but de l’éducation ignatienne dans la manière actuelle de comprendre la vue ignatienne du monde n’est pas de préparer une élite socio-économique, mais bien d’éduquer des hommes qui soient des leaders dans le service. Les adultes de la communauté éducative témoignent de l’excellence en unissant une compétence professionnelle de plus en plus grande à un savoir-être.

Denis DELOBRE s.j.

A lire : document issu du Centre Interface des FUNDP Namur relatif à la pédagogie ignacienne.

Les trois dimensions de l’éducation ignatienne :

Quelles sont les dimensions de l’éducation des Jésuites, l’éducation qui façonne -du moins nous l’espérons- la personnalité de ses bénéficiaires, la manière d’être, de penser, d’agir, de réagir, d’entrer en relation avec les autres; la pédagogie qui exprime leur « mode de procéder », comme aimait à le dire Ignace de Loyola; bien plus, l’éducation qui exprime leur mode de vie, dans la mesure où le faire s’origine dans l’être, l’action extérieure dans un secret intérieur ? Pour faire bref, je distinguerais volontiers trois dimensions du secret de l’éducation jésuite : la dimension de la personne en sa spécificité et unicité ; celle de sa relation à autrui ; et celle de son rapport à la transcendance. Ces dimensions expriment la spiritualité, celle des Exercices Spirituels ignatiens, qui nourrit la vie de tout Jésuite ; elles inspirent leur manière d’éduquer et se traduisent dans leur pédagogie.

Dimension personnelle

Tout s’origine dans la personne elle-même, au niveau de la personne, dans la mesure où l’éducation ignatienne vise la FORMATION INTEGRALE de la personne humaine, TOUT L’HOMME comme on s’est habitué à le dire.

l’intelligence jouit évidemment d’un statut spécial dans les institutions éducatives et notamment par le sens critique qu’elle développe ; c’est l’intelligence qui opère le discernement, cette faculté humaine et typiquement ignatienne qui consiste à voir clair, à distinguer les choses, à les nommer, à les juger et à trancher… Cependant, l’exclusivité de la formation de l’intelligence demeure la tentation permanente de l’enseignement, surtout universitaire, risquant de se cantonner dans l’intellectuel et l’académique ; Maître Ignace invitait, aux côtés de la ‘science’, à la ‘vertu’ ; nous dirions aujourd’hui aux ‘valeurs’. Ainsi donc d’autres composantes de la personnalité sont-elles à éduquer.

la volonté est particulièrement effective dans le combat quotidien de la vie. Là, il convient de souligner que l’on a souvent faussement considéré Maître Ignace un ‘soldat guerrier’ ayant fondé une ‘société militaire volontariste’. Or il était ‘chevalier’, c’est-à-dire un homme voué au service d’un seigneur, combattant pour l’honneur de ce seigneur. Et la conversion du chevalier convalescent de Pampelune a consisté à remplacer un seigneur temporel par le Seigneur de la vie, Dieu, dont l’honneur et la gloire méritent de la part de l’Homme, révérence, louange et service, comme nous le verrons ultérieurement. Ainsi donc la volonté indique-t-elle un rapport à autrui. 

l’affectivité a une place éminente, dans la mesure où l’homme -dans la perspective ignatienne influencée en par le courant spirituel de Saint Bernard au XII° siècle- est désir, ce qui rejoint étonnamment la psychologie contemporaine. Ce désir se purifie dans l’indifférence -ou ‘liberté intérieure’- vis-à-vis de soi et des personnes, des situations et des événements, des choses et des lieux, des projets et des désirs personnels, et cela en vue de pouvoir prendre des décisions et de mener sa vie non selon des penchants désordonnés, mais ordonnés vers la gloire de Dieu et le bien des Hommes; 

la mémoire, elle, est la capacité de lire le passé, dans une certaine distance qui permet d’échapper à l’immédiat. La lecture du passé personnel se fait dans l’examen de conscience qui consiste à lire sa vie à la lumière de Dieu et sous son regard, en vue de lui rendre grâces – « la mémoire est pour l’action de grâces », disait Saint Augustin- et d’amender sa vie en conséquence; 

le corps et les sens, le sentir et le goûter sont très présents et opérants dans la démarche spirituelle, en consonance parfaite avec l’importance que leur accorde l’anthropologie moderne; 

le sens artistique, animé par l’imagination, est caractéristique de la gratuité que notre monde risque de sacrifier au bénéfice de l’efficacité et de l’utilitarisme ; aussi la tradition jésuite a-t-elle toujours encouragé l’art sous toutes ses formes, particulièrement le théâtre, la déclamation, la rhétorique…; 

et, au centre de tout cela et comme son moteur, la liberté, don suprême dont est doté l’Homme et qui caractérise la personne de tous les autres êtres vivants ; liberté qui s’accueille plus qu’elle ne s’impose, qui s’engage plus qu’elle n’est un privilège. 

Quant aux éducateurs ignatiens, ils sont attentifs à la « cura personalis » qui caractérise l’acte d’éducation centré sur la personne que l’on éduque, sur le soin particulier que l’on a d’elle. L’expression spirituelle utilisée par Maître Ignace et qui remonte au début du monachisme occidental, avec Benoît de Nursie, est la « discreta caritas », cette ‘charité attentive’ aux personnes, ‘discrète’, ‘discernant’ leur situation et leurs circonstances dans le temps et l’espace, pour mieux adapter l’acte éducatif en fonction d’elles, « selon le point où on en est », autre expression chère à Maître Ignace.

Tout cela nous mène à affirmer qu’à l’aube de la Renaissance du XVI° siècle, Maître Ignace et ses Compagnons ont posé un acte de foi dans l’Homme : en tout l’homme avons-nous vu, mais aussi en TOUT HOMME, quelles que soient ses convictions, sa religion, sa classe sociale, économique ou culturelle. Ils ont ainsi intégré la redécouverte de l’héritage gréco-romain de la Renaissance dans une visée humaniste caractéristique de l’époque : deux traits notamment ont caractérisé cet héritage ignatien : l’émergence et la distinction de l’individu par rapport à la Nature et à la Société, voire à Dieu, pour se prendre en charge, ainsi que sa liberté transcendant Nature et Société et autonome vis-à-vis de Dieu, mais se réconciliant finalement avec eux, dans l’humanisme chrétien. Par ailleurs, la découverte de l’Amérique, les contacts avec l’Asie et l’Afrique, ainsi que la diffusion de l’imprimerie ont généré ce sens de l’UNIVERSEL qui caractérise, jusqu’à nos jours, l’action et l’éducation jésuites, au-delà de toute étroitesse d’horizon qui pouvait caractériser le Moyen-Âge. A l’aube des Temps Modernes, les Jésuites ont vu grand et loin ; ils ont ainsi insufflé une ouverture d’esprit et d’action à laquelle ils demeurent fidèles à temps et à contre temps. En arrivant dans la région du Proche-Orient, ils ont tenté d’être fidèles à cet héritage séculaire, tâchant de ne pas s’enfermer étroitement dans les frontières du confessionnalisme, du sectarisme, du féodalisme… ; le P. Pedro Arrupe invitait les Jésuites à « aller aux frontières », là où ne vont pas les autres, pour réaliser cet esprit universel et répondre aux besoins urgents de la société.

Au coeur de cette formation humaniste basée sur la personne intégrale -trois caractéristiques de l’éducation- se situe l’EXCELLENCE qui est le maître mot de la pédagogie ignatienne. Par ‘excellence’, nous n’entendons nullement le dépassement des autres, en essayant de les évincer, de se montrer supérieur à eux ou de se vanter de sa supériorité par rapport à eux ; cela serait de la pure « vaine gloire » qu’a constamment combattue Maître Ignace dans sa propre vie, dans celle de ses Compagnons jésuites et dans celle de leurs disciples. L’excellence, loin d’être un quelconque dépassement des autres, est plutôt un constant dépassement de soi, un perpétuel surpassement de soi, de ses propres capacités et possibilités, une manière d’aller toujours au-delà de soi-même, de ne pas se contenter de l’à peu près, du strict nécessaire, du minimum, du médiocre… Maître Ignace toujours prôné le MAGIS, ce ‘davantage’, ce ‘toujours plus’ qui est, en fait, un dynamisme profond qui habite toute personne humaine, qui la pousse sans cesse vers l’avant, vers le nouveau, vers l’au-delà, en affrontant avec courage et persévérance les difficultés de la vie personnelle, ainsi que les contrariétés et les contraintes de la vie sociale. C’est bien cela la pédagogie de l’excellence. Aussi n’est-il pas étonnant que le Recteur de l’USJ, le P. René Chamussy, ait consacré à l’excellence son discours de l’année 2005, car c’est là une valeur éducative typiquement ignatienne, alors que tout, autour de nous, nous pousse à vivre le contraire de l’excellence, ou au moins l’absence d’excellence.

Dimension relationnelle

Le niveau personnel ne peut se concevoir sans le niveau de la relation à l’autre, dans son double aspect interpersonnel d’une part et communautaire ou social et politique d’autre part. En effet, si le personnel n’est pas inséré et défié par le collectif, il devient pur individualisme, réussite personnelle ou réalisation égocentrique de soi, ce que ne vise nullement l’éducateur ignatien. Ce niveau est animé par les valeurs, ce que le langage, à l’époque de Maître Ignace, appelait la « vertu » qu’il prônait toujours aux côtés de la « science » et de la « connaissance » dans l’éducation.

L’éducation ignatienne, dans sa dimension interpersonnelle se fonde sur un principe bien clair : le praesupponendum, ou ‘a priori favorable’ à l’autre, ou encore ‘préjugé de bienveillance’ envers l’autre. Maître Ignace insiste sur la nécessité, dans tout rapport interpersonnel, dans tout dialogue, de « sauver la proposition de l’autre », de la « justifier » autant que faire se peut, sans un a priori de méfiance ou de concurrence. On est exactement aux antipodes de notre adage : « Moi et mon frère contre mon cousin ; moi et mon cousin contre mon voisin ; moi et mon voisin contre mon ennemi ». Le fondement ignatien est plutôt d’être foncièrement avec et non contre.

A l’intérieur de ce principe de bienveillance, se situe l’expression de Maître Ignace : « AIMER ET SERVIR » Dieu et donc l’Homme; le rapport interpersonnel est, en effet, fondamentalement basé sur l’amour et le service, le service comme expression de l’amour. Cela est un autre Principe et Fondement de Maître Ignace et de la tradition qu’il a inaugurée. Le P. Pedro Arrupe, notre ancien Père Général, a eu cette formule heureuse qui a eu un éclatant retentissement : « FORMER DES HOMMES POUR LES AUTRES » ; et notre Père Général actuel, le P. Peter-Hans Kolvenbach, a admirablement complété la formule en parlant des « HOMMES AVEC LES AUTRES ». On peut mesurer la véritable réussite d’un Ancien de nos institutions éducatives à son sens d’être avec les autres, de vivre pour les autres, de servir les autres. En effet, dans la perspective ignatienne, le service est l’expression par excellence de l’amour –nous y reviendrons ; elle est l’oblation de soi pour servir les autres, dans une DISPONIBILITE totale à l’autre : la disponibilité est un maître mot de l’éducation ignatienne, une ouverture à l’autre qui est différent, une véritable pédagogie de la promptitude et de la diligence dans les relations humaines et dans le service des sociétés humaines.

Dans le prolongement de ce qui précède, se situe la dimension de l’engagement socio-politique dans la collectivité. Maître Ignace était extrêmement sensible à former des MULTIPLICATEURS, ce que la Compagnie de Jésus qualifie aujourd’hui d’AGENTS DE TRANSFORMATION DE LA SOCIETE, selon l’expression heureuse du P. Pedro Arrupe : des agents qui soient acteurs positifs, non passifs, dans la vie et le développement de la cité. L’éducation jésuite va jusque là ; elle ne se contente pas, en effet, de former de bons citoyens, des professionnels loyaux, des techniciens compétents, des personnes honnêtes ; elle vise infiniment plus : elle souhaite vivement transformer les structures des différentes sociétés humaines où vivent et travaillent les Anciens.

Elle n’a certes, par là, aucune ambition politique ou partisane, mais aspire à ce que les sociétés soient davantage humaines, justes, respectueuses de la personne, soucieuses de la dignité humaine, au service des citoyens. Une des devises des années 70 du siècle dernier était, pour les Jésuites, « LE SERVICE DE LA FOI ET LA PROMOTION DE LA JUSTICE » : la justice qui combat pour le respect et les droits humains du pauvre et du faible, du sans-voix et du laissé pour compte, de l’opprimé et du minoritaire, et cela, au nom même de la foi et comme exigence de la foi… C’est toute la philosophie de la Charte des Droits de l’Homme qui est sous-jacente à cette éducation jésuite ; charte qui, aujourd’hui plus que jamais, s’impose, non seulement au niveau des individus, mais aussi des sociétés, particulièrement dans une civilisation comme la nôtre imprégnée de violence et d’injustice, dans une culture influencée par le fanatisme et le fondamentalisme qui caractérisent nos sociétés modernes et dont notre région du Proche-Orient n’est nullement à l’abri.

Là, s’impose une précision. La pédagogie ignatienne favorise la formation d’une ELITE, ce qui a donné lieu à des incompréhensions. Maître Ignace a toujours visé la formation de MULTIPLICATEURS pouvant influer sur les sociétés, les structures, l’Eglise. C’est dans cet esprit que les Jésuites ont accordé un intérêt particulier à deux classes : les gouvernants –civils et religieux- et les jeunes. Très vite ils ont réalisé l’importance de la formation des jeunes élites comme multiplicateurs : les jeunes dans les Collèges, dans les Universités, dans les Séminaires, dans les couvents d’hommes et de femmes… L’ ‘élite’, c’est aussi les gouvernants qui ont un impact sur la vie socio-politique ou ecclésiale. L’ ‘élite’, les ‘multiplicateurs’ ont pour mission de faire évoluer et de transformer le peuple et les collectivités. Le mot latin utilisé par Maître Ignace est les « rudes », les rudes ; nous dirions aujourd’hui les analphabètes, les sans culture, les prolétaires, les pauvres… C’est précisément eux qui constituent l’intérêt de Maître Ignace ; car s’il s’est intéressé aux élites multiplicatrices, c’est en vue d’atteindre, par leur intermédiaire, les rudes : son but est bien ceux-ci et non une quelconque classe privilégiée. C’était déjà pour lui, avant l’expression d’aujourd’hui, « l’option préférentielle pour les pauvres ». N’empêche que cela a donné lieu, dans l’histoire des Jésuites, à bien des dérives et des méprises, oubliant souvent que la formation de l’élite est en vue du peuple, et nullement une quelconque politique visant à favoriser les riches ou les puissants, l’aristocratie ou la bourgeoisie.

Prenons quelques exemples de transformation de notre société proche-orientale : au Liban, les Jésuites ont toujours visé la transformation de la société libanaise dans ses structures de gouvernement et de législation. Le P. Jean Ducruet, à travers le conseil national d’éthique médicale, dont il est l’actuel vice-président, vise non seulement à faire réfléchir sur les valeurs humaines morales, mais aussi à légiférer des lois garantissant le respect de la personne humaine, de la vie et de la santé. Avant lui, le P. André Le Génissel, dans les années soixante du siècle dernier, avait laborieusement œuvré pour la loi du travail au Liban, en vigueur jusqu’aujourd’hui. Avant lui encore, le P. Henri Pélissier, dans les années cinquante, avait fondé la CEC consacrée au témoignage des Enseignants dans l’Education Publique. Le P. Gabriel Malik, de son côté, avait œuvré et combattu, à travers le MILES, en faveur de la liberté de conscience et de l’émulation spirituelle au Liban. Un autre exemple, en Egypte celui-là : bien avant la Révolution égyptienne de 1952 et son souci de démocratisation de l’enseignement, le P. Henri Ayrout avait fondé une cinquantaine d’écoles gratuites dans des villages reculées de la Haute-Egypte, alors que seules les grandes villes du pays bénéficiaient à l’époque de l’enseignement ; ces écoles existent toujours en grande partie. Cinq exemples, parmi de nombreux autres, qui indiquent en clair le souci constant de la Compagnie de Jésus d’œuvrer pour transformer la société ; bien plus, de former des agents de transformation : souci permanent que ses collaborateurs et ses disciples en fassent de même, bien plus, les surpassent en zèle et en efficacité.

Dimension de transcendance

Notre discours va du particulier au général : du personnel à l’interpersonnel, au socio-politique. Néanmoins, un seuil est à franchir, qui donne sens à tout ce qui précède, celui d’une éducation partant de l’horizon des trois niveaux précédemment évoqués, pour accéder à la dimension du transcendant, celle de la foi en Dieu, celle de la relation à Dieu. 

Il est à noter que Maître Ignace situe l’Homme de plain-pied en Dieu : « L’homme est créé pour louer, révérer et servir Dieu et, par là sauver son âme » : tel est le début de ses Exercices Spirituels, leur Principe et Fondement comme il l’appelle. Révérer Dieu exprime la relation de la Créature à son Créateur et le louer la relation gratuite à lui ; le servir exprime la relation triangulaire de la personne humaine servant Dieu en servant les Hommes ; sauver son âme exprime l’achèvement de la personne et la plénitude de la réalisation d’elle-même. Nous retrouvons par là les trois dimensions essentielles de l’éducation ignatienne : la personne en elle-même, sa relation à autrui et son fondement en Dieu.

Cette dimension transcendantale est la fin dernière ou première de l’éducation jésuite. Dernière, elle peut l’être pédagogiquement, en ce sens qu’à travers la dimension de la personne qui se réalise dans sa formation et s’épanouit dans sa relation aux autres et à la société, elle peut atteindre Dieu, ou ne pas l’atteindre, car le formateur doit respecter le choix de la personne. Première, en ce sens qu’elle est ontologiquement Principe et Fondement de l’Homme : ce que la Bible exprime en affirmant que l’Homme est « à l’image de Dieu, comme à sa ressemblance » ; ce que nous pouvons exprimer en termes philosophiques -inspirés des expressions de Merleau-Ponty- par le niveau de « précompréhension » ou de « préconnaissance » : la pédagogie et l’éducation ont précisément pour rôle d’expliciter ce niveau ; elles font advenir au conscient de la compréhension et de la connaissance ce qui est intuitif, inné, ontologique; elles préparent ainsi au choix libre et personnel -l’Election, selon l’expression de Maître Ignace- que l’Homme fait –ou ne fait pas- de Dieu.

L’Homme formé par la pédagogie ignatienne et structuré par les Exercices Spirituels est essentiellement un HOMME DE FOI, un Homme nourri de sa propre foi, celle certes héritée de ses parents et de son milieu socio-confessionnel, mais personnalisée, s’approfondissant sans cesse, grandissant au cœur de la réalité humaine, s’épanouissant au sein de la communauté humaine et religieuse, s’ouvrant à l’autre dans un sens aigu de l’altérité et de l’universalité.

En reprenant ce que nous avons vu jusqu’ici, nous pouvons affirmer que si l’éducation jésuite est celle de l’excellence, c’est parce que Dieu est l’excellence même ; si elle entend former des Hommes pour et avec les autres, c’est parce que Dieu l’est de manière suprême ; si elle a pour objectif la transformation de la société, c’est parce que la vraie justice humaine s’opère grâce à la foi agissant en œuvres de justice (« service de la foi et promotion de la justice »). Bien plus, la foi intègre tout le vécu humain et lui donne un sens sacré qui accomplit pleinement le sens profane, selon le mot de Saint Thomas d’Aquin : « La grâce parfait la nature ». Ainsi donc, le profane, sans disparaître ni perdre sa valeur et son autonomie, est transcendé dans le sacré, il y trouve sa pleine signification et la plénitude de son achèvement.

Aussi, l’éducation jésuite ne connaît-elle aucun dualisme entre la vie et la foi, ni la culture et la foi, contrairement à l’adage populaire arabe qui dit : « (Consacre) un temps à ton cœur et un temps à ton Seigneur ». Non, la vie de foi imprègne tous les instants et toutes les instances de la vie humaine ; la vie profane est marquée et imprégnée du sceau de la vie sacrée de la foi : vie familiale, professionnelle, sociale, politique, culturelle, artistique, scientifique, technique… Tout peut être vécu à un niveau profond animé par la foi. Maître Ignace parle de « chercher et trouver DIEU EN TOUTES CHOSES », d’ «aimer et servir sa divine Majesté en toutes choses », c’est-à-dire non seulement dans la vie spirituelle, rituelle et sacrée, mais aussi dans le temporel, le quotidien et le profane. Et c’est précisément dans cette perspective que, autrefois, lors des distributions de prix dans les Collèges jésuites, et jusqu’aujourd’hui dans les agendas scolaires, est à l’honneur cette devise à la fois énigmatique et inspiratrice : « Et Haec Omnia Ad Majorem Dei Gloriam », c’est-à-dire : « Et tout cela, pour la plus grande gloire de Dieu ». Tout, en effet, peut concourir à glorifier Dieu : non seulement la prière sainte et les actions pieuses, mais tout acte humain fait avec amour, tout renoncement à soi pour servir les autres et la société; tout, en effet, peut être orienté vers la gloire de Dieu. Maître Ignace parle des penchants ordonnés ou désordonnés, c’est-à-dire des relations, des pensés, des actes qui peuvent être ordonnés et orientés vers Dieu ou au contraire ne menant pas à Dieu s’ils sont ordonnés et orientés vers le soi égocentrique, identitaire ou communautariste. 

Conclusion

Les trois dimensions de l’éducation jésuite se retrouvent dans la pensée et l’action du P. Pierre Teilhard de Chardin, ce Jésuite anthropologue, théologien mystique, dans une devise résumant admirablement le cheminement que nous avons de fait parcouru :

« Se centrer sur Soi. Se décentrer sur les Autres. Se surcentrer sur Dieu ».

En effet, la dimension personnelle est une centration sur soi en vue d’une formation humaniste, personnaliste, intégrale, visant l’excellence. La dimension relationnelle est réellement une décentration de soi sur autrui, dans son double mouvement interpersonnel et sociopolitique. La dimension transcendante est fondamentalement un surcentrement absolu de soi dans une relation à Dieu fondée sur la foi, l’espérance et l’amour, ce qui donne un sens plénier à toute l’existence humaine et rejaillit sur les dimensions personnelle, interpersonnelle et sociale.

Fadel Sidarouss, s.j.

Supérieur de la Province de Proche-Orient de la Compagnie de Jésus

Conférence donnée à l’USJ, le 27 janvier 2006, à l’occasion de l’Année Jubilaire

www.ndj.edu.lb

Le « Ratio » charte de la pédagogie des jésuites :

A l’aube de leur histoire, les jésuites ont tenté de mettre par écrit la méthode d’enseignement et d’apprentissage – d’étude – dont ils usaient dans leurs écoles, collèges et universités. Manière d’enseigner et d’apprendre, le ratio studiorum conserve-t-il une actualité ? Quels sont ses liens avec la spiritualité ?

Jean-Yves Calvez s.j.

Calvez J.-Y.Le « Ratio ». charte de la pédagogie des jésuites, Études 2001/9, Tome 395, p. 207-218

www.cairn.info